Que deviennent nos premiers souvenirs ?

La mémoire avant 3 ans à la lumière des neurosciences

« Le corps se souvient de ce que la bouche ne peut dire. » Boris Cyrulnik

Introduction : le mystère de l’amnésie infantile

Nous sommes nombreux à n’avoir aucun souvenir clair de notre vie avant l’âge de 3 ou 4 ans. Les spécialistes parlent d’“amnésie infantile” pour qualifier cette incapacité à se remémorer nos premières années. Longtemps, on a pensé que le cerveau des tout-petits était tout simplement trop immature pour enregistrer des souvenirs. Mais des études récentes relayées notamment par Courrier international et le magazine américain Science montrent que la réalité est plus complexe.

1. Freud vs. neurosciences : des souvenirs formés, mais oubliés

  • Freud fut l’un des premiers à parler d’amnésie infantile, suggérant que le cerveau fabriquait bel et bien des souvenirs très tôt, mais qu’ils étaient ensuite “oubliés” pour des raisons psychiques ou symboliques (comme la nécessité, selon lui, de refouler l’expérience de la naissance).
  • Les neurosciences contemporaines confirment désormais que des souvenirs se forment avant 3 ans. La question est plutôt : pourquoi ne parvenons-nous pas à y accéder une fois devenus adultes ? Les pistes avancées incluent le rôle du langage, la maturation progressive de certaines régions du cerveau et le “foisonnement” de nouveaux neurones qui perturberait la consolidation de la mémoire.

2. Une étude sur l’hippocampe qui bouscule les idées reçues

Une recherche récente, publiée en 2025 dans Science (et mentionnée par Courrier international), utilise l’IRM fonctionnelle pour scanner le cerveau de bébés âgés de 4 à 25 mois, alors qu’ils sont éveillés — un protocole déjà remarquable, car la plupart des études se déroulent pendant le sommeil pour éviter les mouvements. Les résultats montrent que l’hippocampe, zone clé de la mémoire, s’active lorsque l’enfant revoit une image familière, prouvant qu’il l’a mémorisée.

Conclusion : Les bébés de 12 mois et plus semblent capables de former et de récupérer à court terme un souvenir, remettant en cause l’idée qu’aucune trace mnésique ne se crée avant 3 ou 4 ans.

3. Le cas du Max Planck Institute : quand les souvenirs se mettent en place

Science rapporte également les travaux menés à l’Institut Max Planck pour le développement humain (Berlin), où des enfants de 18 à 24 mois sont suivis pendant six mois. Les premières données laissent penser qu’autour de 20 mois, les petits commencent à se souvenir d’une association (p. ex., un jouet et un emplacement) pendant une durée plus longue (environ 6 mois), tandis que ceux de 18 mois n’y parviennent généralement qu’un mois.

4. Des souvenirs oubliés, mais pas perdus

Selon certains neuroscientifiques, ces souvenirs précoces ne disparaissent pas nécessairement : ils restent enfouis, simplement inaccessibles à l’âge adulte. Chez l’animal, on parvient à réactiver artificiellement ces traces mnésiques en stimulant directement les neurones concernés, renforçant l’idée qu’une part de nos premières expériences demeure stockée, bien qu’indisponible à la conscience.

5. Tristan Yates et l’influence de l’environnement

Parmi les chercheuses explorant ces questions, Tristan Yates, neuroscientifique à l’université Columbia, étudie le rôle de l’environnement et des figures parentales dans l’encodage des souvenirs chez les tout-petits. Ses travaux soulignent combien l’interaction avec les adultes, la façon dont ils guident l’enfant dans ses découvertes, peut affecter la création et la préservation de ses premières mémoires. De cette manière, des événements émotionnellement marquants peuvent laisser des empreintes d’autant plus fortes que l’entourage les valorise ou les reformule.

6. Pourquoi cette “amnésie” ?

Les chercheurs avancent plusieurs hypothèses pour expliquer l’impossibilité d’accéder plus tard à ces souvenirs :

  • L’immaturité du langage : Sans mots pour décrire l’événement, il serait plus difficile de le “solidifier” en mémoire à long terme.
  • Le remodelage cérébral : La production rapide de nouveaux neurones dans les premières années viendrait “perturber” la stabilisation des souvenirs.
  • L’organisation mnésique différente : Le cerveau d’un bébé enregistre peut-être ces informations d’une façon qui n’est plus compatible avec la mémoire narrative de l’adulte.

7. Perspectives : comprendre, mais aussi respecter

Au-delà de l’intérêt purement scientifique, ces découvertes invitent à considérer la vie psychique du bébé comme bien plus riche qu’on ne le croit souvent. Certes, nous n’en garderons pas de traces accessibles à l’âge adulte, mais ces mémoires précoces participent peut-être à notre développement émotionnel et cognitif. Les travaux futurs chercheront à déterminer la durée exacte de stockage et les facteurs (stress, langage, environnement) qui influencent ce processus d’oubli.

Conclusion

Les bébés fabriquent bien des souvenirs avant l’âge de 3 ans. Cependant, la manière dont ils sont stockés, puis “effacés” (ou devenus inaccessibles) reste un champ de recherche ouvert, mêlant neurosciences, psychologie développementale et, pour certains, une dimension psychanalytique. Alors, la “mémoire oubliée” de nos premières années est-elle enfouie pour de bon, ou “simplement” verrouillée derrière des portes que notre cerveau adulte ne sait plus ouvrir ? Les prochaines avancées en imagerie cérébrale pourraient un jour nous éclairer davantage.

Bibliographie 

Yates, T., & Turk-Browne, N. B. (2025). Infant hippocampal activation and memory formation before language acquisition. Science.

Reardon, S. (2024, 20 mars). Infantile amnesia: Are early memories gone or just hidden? Science.

Courrier international. (2025, 21 mars). Neurosciences. Les bébés fabriquent bien des souvenirs.

Courrier international. (2024, 20 mars). Neurosciences. Nos souvenirs de la petite enfance disparaissent-ils à jamais ?

Riggins, T. (2023). Memory development in infancy: Neural markers and behavioral expression. Journal of Experimental Child Psychology, 225.

Max Planck Institute for Human Development. (2024). Longitudinal infant memory studies – Berlin cohort report.

Richardson, R. (2023). Infantile amnesia: Evolutionary mechanisms and functions. Developmental Psychobiology, 65(1).

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